
Marc POLLINI
Marc Pollini est né le 1er Mai 1970 à Bastia, Il se définit comme « auteur photographe » parce qu’il a à cœur de raconter l’histoire que chaque image révèle en filigrane. Après une longue parenthèse de vingt ans, ouverte pour des raisons personnelles, il renoue avec sa passion de la photo à l’âge de 46 ans pour s’y consacrer depuis corps et âme.
Sa formation de photographe se résume essentiellement à un stage sous la direction du photographe de renom franco-slovène Klavdij Sluban, lui-même élève et disciple d’Henri Cartier Bresson. Son chemin d’autodidacte l’a conduit à participer à de nombreux festivals et expositions. On citera les Promenades photographiques de Vendôme (2022), le Festival Off d’Arles (2021 et 2022), le musée de la Photographie Charles Nègre de Nice. Marc Pollini a édité deux ouvrages, « Islande, île noire » et « La vallée avalée - la Vésubie » et collabore régulièrement au magazine « De l’air » dédié à la photographie.
Corse, exil intérieur de la guerre
C‘est le temps de l‘exil, de la vie sèche, des âmes mortes. Pour revivre, il faut une grâce, l‘oubli de soi ou une patrie. Orphelin de guerre qui a grandi au sein d’une famille de migrants, Albert Camus aurait aimé arpenter cette Corse qui se fait depuis un an la patrie éphémère pour les femmes et les enfants d’Ukraine avec pour seul bagage les débris de leur liberté. Marc Pollini, photographe autodidacte et régional de l’étape de l’exposition, est allé à leur rencontre, dans les refuges urbains ou ruraux de leur nouvelle vie quotidienne, là où les élans de compassion et d’affection atténuent les morsures amères de l’éloignement et la torture morale d’imaginer les maris et les pères au combat. Chez Marc Pollini, l’art et le vécu ont un air de famille. Les visages graves et les regards clairs de ses sujets sont une réminiscence de la géographie contrastée des paysages, fascinants de dissonance, d’Islande et d’Arizona que le photographe bastiais a exposés par le passé : une combinaison de minéralité âpre et de plaines fertiles, de parois abruptes et de cascades d’eau pure, d’ocre brune et de bleu océan. Les paysages sont sans arbre – symbole sacré de la force et de l’immortalité – tout comme les hommes et les certitudes de vie sont absents. Les femmes, mères ou filles, ici surexposées à la lumière, fixent l’objectif sans affectation dans leur attitude corporelle, confiant à leur regard droit et franc la mission de laisser miroiter une fierté, une détermination et une foi en l’avenir comparables à ce que leur pays renvoie au monde entier, jour après jour, épreuve après épreuve, crime après crime. Elles sont tantôt de face tantôt de profil, le choix assumé d’un mode anthropométrique pour signifier à la fois une incarcération intérieure, même sur une terre aussi hospitalière que la Corse. Parce que la guerre est une prison où chaque jour qui passe est marquée d’une croix sur un mur imaginaire et où chaque croix balise le chemin du retour.
UKRAINE, LA MORT DANS L’ÂME
La paix en Europe n’était qu’un rêve suspendu. La guerre fait effraction dans nos vies. Elle annihilerait nos illusions humanistes sans le sacrifice héroïque des Ukrainiens. La rétractation identitaire et la tentation impérialiste frappent à nos portes avec la puissance aveugle d’un bélier. Bastia, cité phare en Méditerranée, refuse de courber l’échine sous le joug de la résignation. Elle prend, au contraire, le monde à témoin, fière et forte des valeurs qu’elle porte depuis la nuit des temps. Par l’action de l’image. Par l’image en action. Bastia déroule un tapis rouge – rouge sang – à neuf photographes pétris de talent et d’audace, bardés de prix internationaux, artistes, grands reporters, acteurs visuels ou objecteurs de conscience. De la mi-juin à la mi-septembre, « leur » guerre de l’Ukraine s’approprie les cimaises de L’Arsenal. Une guerre protéiforme. Chacun avec une focale différente en esthétique et en émotion, depuis la manifestation pacifique de Kiev, l’hiver 2013, au massacre de Bucha de 2022 suivi du calvaire des réfugiés. La décennie qui bascule de l’humanisme à l’inhumanité. L’exposition s’ouvre avec Maxim Dondiuck qui avait fouillé les entrailles maudites de Tchernobyl. Ses plans larges, place de l’Indépendance de Kiev, coupent le souffle et exhalent le parfum âcre des abominations à venir. Elle se boucle dix ans plus tard, sous les épaisses semelles de Véronique de Viguerie engluées dans les lacs de sang de Bucha, ville-martyre qui suinte le crime contre l’Humanité. Sur le chemin temporel qui les sépare, se déploie l’album de la tragédie glaçante. Édouard Élias, ex passager de l’Aquarius, l’esquif de migrants naufragés, nous enlise avec lui dans la boue de ce que l’on croyait à jamais révolu depuis 14-18 : les tranchées ! L’enterrement avant la mort. Guillaume Herbaut sort des ténèbres ce que l’Occident ne voit pas, la promiscuité brutale et malveillante entre légitimistes prokrainiens et séparatistes pro-russes qui cohabitent dans le Dombass. Éric Bouvet a le statut d’éclaireur de la partie « exode forcée ». Son récit est celui de la persécution, de la séparation déchirante des familles, de la détresse d’un enfant égaré ou d’une grand-mère perdue. À ses côtés, Laurent Van der Stockt et Patrick Wack. Le premier capte la souffrance importée en France, celle des familles ukrainiennes réfugiées, privées de maris et de pères restés au front. Le second témoigne de l’exil des intellectuels russes, artistes ou universitaires, qui ont fui la répression, la prison, le tombeau. Ukrainiens et Russes soudés malgré eux. L’exposition a aussi une vision décalée du conflit. Celle de Antoine d’Agata, globe-trotter atypique et transgressif, qu’une grenade lacrymogène a amputé d’un œil. De sa chambre noire ont surgi les charniers. Sa vision clinique d’une Ukraine éviscérée contraste avec les clichés célestes de l’intelligence artificielle des satellites qui ont vu la guerre avec une longueur d’avance, la longueur processionnaire des chars russes louvoyant comme des serpents vénéneux. Ils rampent et sifflent dans les têtes de ces jeunes femmes ukrainiennes venues se réfugier en Corse. Elles ont avalé la couleuvre de l’exil mais pas leur fierté, ce dont témoigne sans artifice Marc Pollini. « Une démocratie qui n’est pas une fraternité est une imposture ». Saint-Exupéry, le poète pilote pour qui Bastia a tenu lieu d’ultime survol, aurait aimé une exposition qui arbore le brassard de la fraternité.
Jean-Marc Raffaelli